Le Passeur 4
AccueilLe PasseurLa PasserelleLettres Rome

Le Passeur 1 
Le Passeur 2 
Le Passeur 3 
Le Passeur 4 
Le Passeur 5 
Le Passeur 6 
Le Passeur 7 
Le Passeur 8 
Le Passeur 9 

 

N° 73 fin décembre 1980

LE PASSEUR

127 ans de concubinage forcé

Pour qu'un mariage réussisse, il faut au minimum s'être désiré, s'être choisi et s'être engagé l'un envers l'autre - réciproquement - sans réticence. D'égal à égal.

Mais quand on s'impose, quand on "prend possession"... il ne faut pas s'étonner si ça rue parfois dans les brancards, quand ça ne se termine pas par un bon règlement de comptes.

La revendication à l'indépendance se fait de jour en jour plus pressante en Calédonie. Il n'est pas question pour moi de me faire le chantre ou le fossoyeur de cette indépendance mais, en tant que pasteur d'un secteur où les ethnies sont mêlées, je me dois d'aider les uns et les autres à comprendre leurs craintes et leurs aspirations mutuelles.

Cette revendication n'est pas le fait de quelques exaltés, de quelques jeunes, de quelques irresponsables. En ville, ou dans les centres européens, c'est parfois ce qu'on serait tenté de croire. Non ! Quand on vit en milieu mélanésien, on est frappé de voir combien c'est une revendication consciente, pesée, résolue.

Certains s'efforcent cependant de le nier en se basant sur les dernières élections, et ils trouvent en nous des gens prêts à les croire car nous sommes avides de tout ce qui peut nous rassurer. Des élections "démocratiques". L'expression du peuple... Mais on peut se demander au nom de quoi des Français, des Wallisiens, des Tahitiens, des Antillais, des Indonésiens..; interviennent dans le choix de la nature des liens rattachant la Calédonie à la France. Admettraient-ils que d'autres fassent de même chez eux ?

Quand on entend des hommes politiques dire que la Calédonie restera éternellement terre française... on peut se demander si ce langage est un langage "responsable". Il a été tenu aux pieds-noirs d'Algérie et à bien d'autres. C'est bercer les gens d'illusion... jusqu'à ce qu'ils se trouvent brutalement ramenés devant la dure réalité des faits.

La plupart des calédoniens s'estiment ici chez eux. Lorsqu'ils entendent parler de la Calédonie comme d'une terre kanak, leur sang ne fait qu'un seul tour. Et c'est facile à comprendre.

Ils sont nés sur cette terre, leurs parents et leurs grands-parents aussi bien souvent... ils n'en connaissent pas d'autre; toute leur vie est là. Leurs racines sont ici. La France - même s'ils y sont sentimentalement attachés - est un pays étranger pour eux. L'indépendance, pour beaucoup de colons, c'est le sol qui se dérobe sous les pas, l'inconnu, la raison de vivre qui disparaît. C'est le déracinement total, avec le vide devant soi. Replanter ailleurs ses racines ? Mais où ? Il y a un âge où on ne résiste pas au déracinement. Et pourquoi devoir partir ailleurs , toute ma vie est là, pourquoi ? pourquoi ? pourquoi ?

Certains ont toute leur vie ici. Ils ne pourraient recommencer ailleurs; ce serait une atteinte à la personne humaine que de remettre en cause leur présence en Calédonie. Pour d'autres, c'est différent... "ils ont prévu le coup". S'ils se battent pourtant, ce n'est pas tant parce qu'ils ont leur "être" ici, qu'une partie encore de leur "avoir".

Partir. Partir. Qui parle de "partir" ? Certains disent qu'avec l'indépendance les blancs et les autres devront partir, ils parlent d'indépendance raciste...etc.

C'est leur vérité à eux; est-ce la vérité vraie ?

Ceux-là partiront sans doute, c'est vrai, mais pas tant parce qu'ils auront été chassés que parce qu'ils ne pourront se faire à l'idée de vivre dans un Etat kanak. Où est le racisme ?

Ils poussent, par leur description apocalyptique de l'avenir, les calédoniens à se durcir. Ils racontent - à leur façon - Santo. Ils ne disent pas que ce sont des gens comme eux qui ont conduit les colons de là-bas à une telle méprise, qui les ont conduits à la situation où ils se trouvent aujourd'hui.

Est-ce l'intérêt réel des calédoniens que de les écouter ?

La Calédonie, terre kanak ?

Chacun de nous a ses idées là-dessus. Pour juger sainement de la situation, il faut demander autour de nous ce qu'on en pense.

Pour les peuples voisins du Pacifique, pour la conscience internationale, pour les français même de métropole - à l'exception de quelques hommes du monde de la politique et des affaires - il est évident que la Calédonie est une terre mélanésienne. La France s'y est implantée à un certain moment, mais ce n'est pas le sol de la France. C'est un autre peuple qui a ses droits à y faire valoir. C'est au peuple mélanésien que la conscience internationale donnera raison. Il faut accepter de voir les choses en face, même - et surtout - si elles sont dures.

Comme tout le monde, j'ai été marqué par l'amertume et la désillusion de ceux qui ont dû quitter les Hébrides. Je parle ici des "petits" et non des aventuriers. Comme une vie qui s'arrête. Ils avaient choisi de vivre un moment dans l'illusion que l'inévitable serait évité. Il est dur de se faire à ce que l'on a toujours refusé de regarder en face.

Plus on se bercera d'illusions, plus l'indépendance sera dramatique pour beaucoup, comme elle l'a été pour bien des colons de Santo. Plus les mélanésiens auront dû se battre pour voir reconnaître leurs droits, plus - inévitablement - ceux qui y auront fait obstacle en supporteront les conséquences.

"Pourquoi l'indépendance, ils ne sont pas bien comme ils sont ?" "Si on part, qu'est-ce que vous croyez que le pays va devenir ? Ils sont incapables de le faire marcher. Ils vont recommencer à s'entredéchirer..." "Nous, l'indépendance, on n'a rien contre... pourvu que ça ne change rien." "On s'entendaient bien, avant, et maintenant la politique est venue tout gâcher"...

Il est sûr que les choses ont changé... parce que le monde a changé et, les calédoniens, sur leur île, ne s'en sont pas toujours rendus compte. C'est un peu le drame de leur isolement. Ils ont toujours connu le monde comme ça, et ne se rendent pas compte que tout a évolué autour.

Une prise de conscience s'est faite partout dans le monde. Ce qui paraissait naturel hier, aujourd'hui ne trouve plus aucun défenseur. On peut penser, par exemple, à la question de l'esclavage. Il en est de même pour le processus colonial qui, hier, allait de soi... ( au moins pour les puissances colonisatrices ! )

Pour juger d'une revendication, il faut essayer de se mettre un peu à la place de l'autre.

Imaginez quel traumatisme a pu entraîner dans la conscience collective mélanésienne, cette irruption d'étrangers sur leur sol. Ces gens qui débarquent et agissent en maîtres chez eux. Ces gens qui les déportent, qui bouleversent les structures coutumières. Des habitudes, un art de vivre, un équilibre de la société : tout cela est flanqué par terre.

S'ils ne veulent pas disparaître, pour survivre, ils sont obligés de s'intégrer dans une autre culture. Ils doivent agir en "blancs" pour pouvoir percer. Il faut qu'ils "s'adaptent". De maîtres chez eux, ils deviennent étrangers sur leur propre terre.

Aujourd'hui, ce peuple, plus conscient de tout ce qui se passe autour de lui, réagit. Il ne veut plus "subir". Il veut pouvoir de nouveau se sentir ici chez lui. Qui pourrait le lui reprocher ? Il règne ici l'ordre français : la justice, les forces de police, les fonctionnaires sont français. Les orientations économiques sont prises "par les autres". Les journaux, la radio, la télé... tout cela est tenu "par les autres", avec une sensibilité et des orientations qui ne correspondent ni à leur sensibilité, ni à leurs aspirations.

Nous, européens, nous avons de la peine à imaginer tout ce qui bouillonne dans le cour mélanésien. Nous ne voyons pas ce qui les heurte. Nous trouvons que tout va bien ici... et c'est justement ce qui ne va pas ! Nous nous sommes fait un petit monde où nous nous sentons comme chez nous... et le mélanésien, lui, ne peut donc que s'y sentir étranger. C'est le comble !

Nous ne comprenons pas... "Qu'est-ce que ça va leur apporter, l'indépendance ?" Nous ne comprenons pas parce que nous savons bien que ça ne leur apportera pas un mieux-être économique.

Nous regardons le mieux-être économique, ils regardent le "mieux-être dans sa peau". Nous calculons en gain en "avoir", ils raisonnent en gain en "être".

Nous ne comprenons pas... "après tout ce que la France a fait pour eux !" C'est sûr, la France a développé l'infrastructure du pays. Elle a développé ce qui permettait une meilleure exploitation du pays. Mais qu'a-t-elle fait "pour eux", comme nous disons ?

Il y a bien sûr une foule de réalisations - récentes - : routes, électricité, téléphone automatique, TV couleur... Il n'y en a jamais eu autant que depuis qu'on parle d'indépendance.

On parle à ce sujet de la générosité de la France. Elle doit se juger sur une capacité d'écoute du monde mélanésien, et non sur des réalisations économiques, toujours intéressées.

"La colonisation a apporté une plus-value à ce pays autrefois inexploité". C'est peut-être vrai, encore que par exploitation, on puisse y voir du positif... et du négatif ! Mais ce qui est certain en tous cas, c'est que le phénomène de la colonisation a entraîné une moins-value des habitants de ce pays. Ils ne sont plus ce qu'ils étaient. Leur esprit d'entreprise a disparu... où sont les tarodières, les systèmes d'irrigation d'autrefois ? D'un peuple qui se débrouillait par lui-même, on en a fait un peuple passif, dépendant. C'est grave. Une atteinte à la personnalité humaine.

L'incapacité à se prendre en charge est l'argument-massue qui ressort à l'occasion de chaque décolonisation. Incapacité qu'il resterait à prouver. Incapacité temporaire en tout cas, car elle n'est pas liée à l'être du mélanésien, mais au fait de la colonisation qui en a fait un être de seconde zone. Un argument que nous ferions mieux de ne pas utiliser car il nous accable.

Nous ne comprenons pas. Qui sont ces mélanésiens rouspéteurs ? Encore des gens manouvrés par les communistes ! On lit les communiqués des jeunes canaques français, on voit des mélanésiens à des postes de responsabilités... bien dans leur peau de français... et on ne comprend pas les autres, tous ceux qui se plaignent, on se demande bien de quoi.

Je ne puis m'empêcher de penser à l'Indochine, à l'Algérie... Là-bas aussi, la France avait ses ardents supporters. Soit des hommes qui profitaient de la situation d'une façon très consciente. Soit des hommes qui pensaient que c'était la seule solution économiquement viable. Soit encore des hommes profondément francophiles. Des Vietnamiens, des algériens parfois presque plus à l'aise, plus au diapason avec les français qu'avec leurs frères. D'autres solidarités.

Si j'en parle ici c'est parce que, pendants les évènements d'Algérie, j'ai été officier d'une section de moghaznis, des volontaires algériens. Des hommes entièrement donnés à la France. Des hommes qui, par leur attitude, nous enlevaient tout scrupule : oui, notre place était bien là, à étouffer la rébellion; c'était bien là le bien de l'Algérie. Ces hommes, Dieu sait si je les ai aimés... ils me donnaient tellement l'impression d'être un héros de la liberté, un défenseur de l'Algérie !

J'ai trop souffert, à l'indépendance, de les voir devoir quitter leur pays et découvrir - en France - qu'ils n'étaient pas français.

De combien de milliers d'Algériens, la France s'est-elle ainsi jouée ? Combien de mélanésiens des Hébrides ont été ainsi, plus récemment encore, abusés.

En tant que prêtre, et ainsi particulièrement sensible aux problèmes et des uns et des autres, j'ai voulu, par ces quelques réflexions, y sensibiliser les uns et les autres.

Que ce papier puisse nous aider à nous mieux comprendre et à bâtir ensemble demain. Et que ce qui, pour certains, est un champ de bataille devienne un chantier de construction.

 


fx.devivies@ddec.nc