Après
la mort de son dernier directeur, l'évêque du lieu, Mgr Devie,
avait confié cet établissement à un de ses "missionnaires
itinérants", le Père Jean-Claude Colin, qui avait rassemblé
autour de lui plusieurs prêtres qui s'étaient engagés avec
lui, après leur ordination, à fonder une congrégation religieuse
placée sous le nom de Marie. Le Père Chanel avait demandé
à son évêque de se joindre à eux. Avec l'espoir,
un peu fou, de partir un jour en Mission aux Etats-Unis, la "Terre promise"
des missionnaires de ce début du 19°
siècle, dont parlaient si souvent les Annales de la Propagation de la
Foi qu'il lisait assidûment depuis ses années de séminaire.
C'était un rêve de jeunesse qui remontait à l'année
de sa première communion ( 1817 ).
En fait, au lieu
de partir en Amérique, le Père Chanel passera cinq années
au petit séminaire de Belley, exerçant tour à tour les
fonctions de professeur de 6° la première année,
de directeur spirituel et d'économe les deux années suivantes,
et de vice-supérieur de la maison les deux dernières années.
Cinq années bien remplies, correspondant à la tranche la plus
longue de sa vie active..
Si la détermination
du pape Grégoire XVI à envoyer des missionnaires en Océanie
occidentale ne l'avait pas amené à confier cette mission à
la Société de Marie naissante, et si le Père Chanel ne
s'était pas porté volontaire pour cette grande aventure, il y
a fort à parier que le Père Colin l'y aurait laissé plus
longtemps car il y réussissait fort bien.
Toute
sa vie ne fut pas marquée du sceau de l'échec apparent, loin de
là ! Sa nomination rapide comme directeur spirituel, puis vice-supérieur
de l'établissement montre suffisamment l'estime que lui portait le supérieur
de la maison, le Père Colin. Son départ fut pour tous un réel
sacrifice, même si lui-même pouvait écrire à la veille
de son départ du Havre : "Depuis que je ne sens plus le collège
de Belley sur mes épaules, je suis redevenu ce que dut être le
cordonnier de la fable, lorsqu'il eut rendu au seigneur les cent écus
qu'il en avait reçus pour avoir de nouveau ses chansons !" Sa
chanson préférée, ce n'était pas l'enseignement
ni l'éducation mais la Mission extérieure, mais quand il fallut
chanter la première, il s'en tira fort bien !
Quand
le Père Chanel arrive à Belley, en septembre 1831, il n'arrive
pas en terre inconnue, comme il le fera six années plus tard, à
Futuna. Il était en effet un ancien élève de la maison,
où il avait fait une année de philosophie en 1823-1824, avant d'entrer
au grand séminaire.
Le
collège existait depuis 80 ans. Il avait été fermé
pendant la Révolution française et était finalement devenu
une école municipale. A son arrivée à Belley en 1823, Mgr
Devie accepte de reprendre cet établissement. Il en fait officiellement
son petit séminaire, avec un personnel composé essentiellement
de prêtres diocésains. En
1829, en pleine année scolaire, à la mort de son second directeur,
il nomme, contre toute attente, pour lui succéder le Père Jean-Claude
Colin, qui ne faisait même pas partie du personnel enseignant mais qui
logeait sur place avec ses autres compagnons maristes occupés avec lui
à prêcher des Missions dans les montagnes du Bugey. S'il
décide d'y envoyer le Père Chanel en 1831, ce n'est pas seulement
parce que celui-ci demandait depuis plusieurs années à se joindre
au groupe des aspirants maristes, mais aussi parce qu'il avait confiance en
ses qualités pédagogiques et spirituelles pour s'occuper de la
formation de ses futurs grands séminaristes. Il ne sera pas déçu.
Avec
succès
Pas
plus que le Père Jean-Claude Colin, le Père Chanel n'avait été
préparé à la tâche d'éducateur qui l'attendait
à Belley. Son évêque, en le nommant, pensait qu'il en avait
les capacités. La suite lui donna raison. N'est pas professeur de sixième
qui veut, même si, cette année-là, la classe ne comptait
que sept élèves ; il y faut une certaine disposition. Le Père
Chanel l'avait.
La
difficulté qu'il aura plus tard à apprendre la langue de Futuna
nous fait parfois penser qu'il aurait été un élève
médiocre, quoique studieux et volontaire, comme son condisciple, le jeune
Jean-Marie Vianney, le futur curé d'Ars, qui faillit être renvoyé
du séminaire pour insuffisance intellectuelle. Ce n'était pas
le cas du jeune Pierre. Au petit séminaire de Meximieux où il
étudia de 1819 à 1823 il obtint plusieurs prix et accessits en
vers latins, doctrine chrétienne et discours français et latins.
Avec cela, difficile de croire qu'il était fâché avec les
langues étrangères, comme on le dit souvent. D'ailleurs, que fera-t-il
au Havre, pour tuer le temps, pendant les deux mois qu'il passera avant de pouvoir
embarquer pour le Chili ? Il apprendra deux langues en même temps - l'anglais
et l'espagnol - pensant qu'elles pourraient lui être utiles plus tard..
Il eut pourtant beaucoup de mal à apprendre la langue de Futuna, si différente
de celles qu'il parlait ou comprenait. Ce fut son écharde dans sa vie
de missionnaire.
Oubliant
provisoirement son attrait pour les Missions, il va se donner totalement à
sa tâche, malgré de graves problèmes de santé la
première année ( douleurs de poitrine et crachements de sang qui
l'obligeront de s'absenter souvent de sa classe pour se reposer ). Néanmoins
le supérieur de l'établissement, le Père Colin, qui vit
avec lui, remarque ses bons rapports avec les autres enseignants, ses élèves
et les autres élèves de l'établissement. Dès
sa seconde année il le nomme directeur spirituel, puis deux ans plus
tard, vice-supérieur de la maison. En fait, il se déchargera sur
lui presque totalement de la marche du séminaire pour pouvoir se consacrer
aux affaires de la Société de Marie. C'est dire qu'entre lui et
le Père Chanel il y avait une grande communion de vues et de pensées.
Quel
était le projet éducatif du Père Colin ?
Il
insistera beaucoup sur la communauté
éducative que doivent former,
selon lui, les professeurs, les préfets, les directeurs spirituels et
le supérieur du petit séminaire. Tous devaient être animés
par un amour fraternel, qui servirait de modèle aux élèves.
"Rien ne fait plus d'impression
sur eux que le bon exemple" aimait-il
à répéter. Dans
cette communauté, le supérieur
avait un rôle particulier : celui
d'un père, qui exerce ses fonctions dans un esprit de concertation et
de service. Mais le supérieur reste seul maître à bord,
après Dieu. Une dizaine de professeurs l'apprirent à leurs dépens
quand ils adhérèrent, contre la volonté de leur supérieur,
aux doctrines de Lamennais. A la rentrée suivante il ne reprit aucun
d'eux !
Quelles
étaient les qualités éducatives
que Colin attendait de son personnel ?
Avant tout de l'autorité : c'était la pierre
d'angle de son système éducatif.
Ensuite, la connaissance personnelle des élèves,
condition indispensable pour pouvoir s'adapter à chacun d'eux.
Puis un enseignement de qualité.
Enfin, la vigilance, surtout dans les moments et sur les lieux
où l'étude n'occupait pas l'esprit des élèves (
la majorité d'entre eux, il faut se le rappeler, étaient internes
)
Si la punition faisait partie de l'arsenal pédagogique,
Colin recommandait d'en user avec modération et prudence. Mais si l'avenir
de l'établissement était en jeu, il n'hésitait pas à
renvoyer un élève.
Le
secret du Père Chanel
Comment
Pierre Chanel mit-il en application ce projet éducatif ?
Nous
avons le témoignage d'un professeur qui ne le connaissait pas avant d'arriver
à Belley. "Je ne savais à son sujet que sa grande réputation
comme excellent directeur. Son amabilité charmait tous les élèves;
il était chéri de tous... Il avait une réputation de bonté,
de douceur, de piété... Il était toujours gai... Ses réunions
hebdomadaires avec les professeurs étaient très utiles pour la
paix et la bonne entente, ainsi que pour la discipline de la maison... La maison
marchait bien sous sa direction..."
Dans
ce témoignage il manque un mot important utilisé par le Père
Colin. Celui de fermeté. A la place, on a celui de douceur. Les
Futuniens le noteront plus tard : Chanel était un homme au bon coeur.
Anne-Marie Chavoin,
la future fondatrice des Soeurs maristes, qui vivait dans le collège
voisin de Bon Repos, parlait, elle, de "sa trop grande bonté",
contre laquelle elle le mit un jour, en garde. Elle craignait que "son
manque de fermeté ne nuise au collège". Ce qui était
sous sa plume un reproche, était en réalité une qualité
!
Il
est vrai qu'après son départ, le collège connut de grosses
difficultés, mais peut-on les lui reprocher ? Alors qu'il était
encore au collège, un scandale éclata un jour : un des professeurs,
un séminariste originaire de Saint Etienne, corrompait certains élèves
( la pédophilie existait déjà à l'époque
! ), et le Père Chanel n'avait rien vu... Mais il n'était pas
le seul : personne ne s'était rendu compte de rien, comme cela se passe
bien souvent dans ces cas-là. Ayant
découvert le pot aux roses, Chanel prit la décision qui s'imposait.
Quelle
était la clef du succès du Père Chanel auprès
des élèves et de leurs parents ?
Elle
peut se résumer en trois expressions :
une sainte gaieté
peu de pratiques
et un projet pour chacun
Une
sainte gaieté... Chanel était toujours gai, on l'a déjà
vu. C'était naturel chez lui, comme le prouve sa remarque à un
ancien élève, en 1835 : "Il n'y a rien d'extraordinaire
ici pour le moment. On travaille et on s'amuse beaucoup..." Séances
théâtrales, fêtes, chorales, grands congés avec lever
en fanfare : l'ambiance à Belley n'avait rien de morose sous sa houlette
! Peu de pratiques...
Ni Colin ni Chanel n'étaient en faveur de pratiques religieuses multiples.
Une messe par semaine, une dizaine de chapelet par jour et une confession par
mois constituait le menu religieux des élèves. C'était
beaucoup moins que dans les établissements similaires de l'époque.
Un projet pour
chacun... c'est-à-dire une attention personnelle à chaque
élève. C'était bien dans le style de Chanel. En tant que
directeur spirituel, il "confessait à tour de bras", selon
son expression, c'est-à-dire qu'il passait beaucoup de temps avec les
élèves individuellement pour les conduire vers Dieu, chacun à
son rythme. Après leur départ du collège, il entretint
une correspondance suivie avec certains d'entre eux, jusqu'en Océanie.
De Valparaiso, au Chili, où il faisait escale, il demanda que chaque
année on lui envoie la liste nominale de tous les nouveaux et qu'on mette
une petite croix devant le nom de ceux qui auraient déjà la pensée
de venir le rejoindre en Océanie.
Les
cinq années du Père Chanel à Belley l'ont beaucoup marqué.
Dans
une des dernières lettres que nous avons de lui, envoyée de Futuna
au Père Colin en mai 1840, il disait : "Les
petits séminaires de Belley et de Meximieux ne deviendront-ils pas deux
pépinières de missionnaires ?... Dans l'impossibilité où
je suis d'écrire maintenant à vos chers enfants du petit séminaire
de Belley, auriez-vous, mon Très Révérend Père,
l'extrême bonté de leur dire de ma part qu'ils ne peuvent pas se
faire une idée de la tendresse et de l'affection que je leur porte toujours..."
Tendresse,
affection, toujours... Ces
mots caractérisent bien l'éducateur qu'il fut pendant cinq
ans. Il avait aimé les jeunes qui lui avaient été confiés
! A l'autre bout du monde, pendant les quelques années qu'il lui restait
à vivre, il ne fera pas autre chose :
aimer jusqu'au bout les
Futuniens qui lui seront confiés.
D'après
une conférence de Carême du Père F. Grossin, le 21 Mars
2003
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