Conférence de Carême
en la cathédrale NOTRE-DAME de Paris

 par Mgr Michel Marie Calvet, archevêque de Nouméa, 
Président de la CEPAC, le
Dimanche 11 mars 2001
  en prélude à « Ecclesia in Oceania »

 

 [Sommaire]  

Découverte de l'Océanie Géographique et Historique  
Le Synode spécial pour l'Océanie  

-  Quelques faits récents d'expérience chrétienne. 

Le Seigneur règne ! Exulte la terre,  Que jubilent les îles nombreuses !   Ps 97, 1

Pour que rien ne manque à la louange de l'antique psalmiste, il convient que la terre tout entière exulte, y compris les fragments les plus dispersés, ces terres à l'écart, celles que les Polynésiens appellent les "motu", avec l'idée de ce qui est séparé, découpé, d'une terre nourricière plus grande, un "fenua" où se trouvent ces racines qui donnent une identité à l'individu.

A l'aube de ce troisième millénaire, la jubilation de l'Église devant son Seigneur serait incomplète si elle n'allait pas jusqu'aux extrémités du monde, jusqu'aux îlots les plus lointains de l'Océanie.

Découvrons d'abord cette région du monde, tâchons de la caractériser par rapport aux autres continents.  

Découverte de l'Océanie Géographique et Historique

L'Océanie désigne classiquement une des cinq parties du monde. Après le trio de l'ancien monde, Asie Europe et Afrique, après le nouveau monde, l'Amérique du Nord et du Sud, vient l'Océanie, cinquième et dernière partie du monde. Encore mal connue, elle constitue un continent, principalement marin, immense et pourtant à taille humaine. Un continent océanique qui ne se limite pas à la zone tropicale et qui comprend aussi de vrais déserts continentaux en Australie, des sommets de 4 à 5000 mètres d'altitude en Nouvelle Guinée, des glaciers qui n'ont rien à envier à ceux des Alpes dans l'île du sud de la Nouvelle Zélande et même probablement toutes les catégories de volcans possibles. L'effectif total de la population, comparé à celui des autres continents, reste cependant modeste, une trentaine de millions d'habitants au tournant de l'an 2000.

 Des populations anciennes sont installées en Océanie depuis la nuit des temps comme les aborigènes d'Australie qui constituent un groupe très original; d'autres populations, sans doute bien plus récentes, ont peuplé les îles par vagues successives en Mélanésie (les îles à population "noire" situées selon un arc au Nord-Est de l'Australie), en Micronésie (les îles "petites" à l'extérieur de l'arc précédent) et en Polynésie (les îles "nombreuses" du Centre et du Sud Pacifique).

 L'archéologie et l'anthropologie moderne progressent rapidement pour donner une idée du processus de peuplement de cette région du monde, très vraisemblablement par des groupes migrants depuis l'Asie. La linguistique confirme ces données en permettant de repérer une certaine parenté dans l'ensemble des langues locales. Les unes, principalement en Mélanésie, sont déjà très différenciées (plus de 700 langues différentes en Papouasie Nouvelle-Guinée, 70 langages pour les 170.000 habitants du Vanuatu, l'archipel voisin de la Nouvelle Calédonie) ce sont des groupes dont l'implantation remonte à deux millénaires et plus; d'autres langues, par contre, restent, malgré les distances géographiques, beaucoup plus proches entre elles comme les langues polynésiennes dont la similarité évoquerait par exemple celle du français, de l'italien et de l'espagnol.

 Ainsi le langage maori, proche du tahitien, de ces remarquables marins originaire de Polynésie qui découvrirent et peuplèrent Aotearoa, le "Pays du Long Nuage Blanc", maintenant "Nouvelle-Zélande" vers l'époque où un certain Charlemagne guerroyait pour rétablir un peu d’unité en Occident. Dans ce processus de migrations commencées il y a plusieurs milliers d'années, parmi les dernières vagues, de nouveaux arrivants débarquèrent d'Europe Occidentale au XIXème et au XXème siècle, leur langue était désormais, principalement, l'anglais. Ces européens superposèrent, dans un contexte où la mentalité coloniale allait de soi, des pays neufs tels l'Australie ou la Nouvelle-Zélande sur ce qui existait déjà à leur arrivée. L'évolution historique s'accéléra de manière irréversible avec la crise de la deuxième guerre mondiale où l'Océan Pacifique devint le champ de bataille déterminant avant de devenir le centre d'un vaste bassin bordé par plusieurs des puissances montantes de ce début du XXIème siècle. Il reste cependant impossible d'oublier que ce bassin d'avenir avait eu le triste privilège de voir l'emploi, deux fois au Japon, puis l'expérimentation durable en Micronésie et en Polynésie des armes atomiques.

 Mais d'abord, pour découvrir cette région du monde, d'un point de vue européen s'entend, il convient d’essayer d'aller au delà des préjugés sur le “ différent ” qui est, bien souvent, qualifié de “ sauvage ” et des représentations simplistes qui imprègnent profondément la culture occidentale depuis le XVIIIème siècle, comme en témoigne la Littérature, pensons seulement à Jean-Jacques Rousseau avec le mythe du "bon sauvage", ou à Bernardin de Saint Pierre décrivant Paul et Virginie dans ces idylliques Mers du Sud qui, vues d'Europe, comprenaient indifféremment l'Océan Pacifique et l'Océan Indien. Les anthropologues européens ou américains du XXème siècle, souvent fascinés par la diversité humaine qu'ils découvraient, n'ont pas vraiment réussi à faire évoluer cette image qui convient encore trop bien à une certaine publicité touristique.

 Et pourtant malgré des caractéristiques propres dues en particulier à leur dispersion, les populations d’Océanie présentent l’humanité dans toute son épaisseur, du meilleur au pire. Ainsi après une période coloniale où on avait pensé tout le contraire, pendant la deuxième moitié du siècle dernier (le XXème) il devint de bon ton de considérer que les populations d’Océanie, livrées à elles-mêmes, étaient naturellement “ pacifiques ” et qu’elles disposaient d'un secret merveilleux pour régler harmonieusement et sans violence d’une façon plus pacifique qu’ailleurs les tensions survenant dans la société. Le réveil de ces dernières années a été rude avec les interminables conflits armés de la Province de l’île Bougainville en Papouasie Nouvelle-Guinée, avec les luttes ethniques entre insulaires de Guadalcanal et de Malaïta aux Salomon du Sud, avec les “ coups ” d’état, militaires ou civils, successifs à Fidji, sans compter les graves tensions internes et la corruption rampante qui se manifestent, pas moins qu'ailleurs, dans des archipels réputés encore plus “ pacifiques ” que les autres comme les îles Samoa qui enchantaient les chercheurs en sciences humaines.

 Venons en à l'histoire du christianisme en Océanie, le dernier des cinq continents à avoir reçu l'Évangile. Cette partie du monde, à la différence de l'Asie, de l'Europe et de l'Afrique, ne fait pas du tout partie du monde de la Bible. Les commencements remontent seulement au 16ème siècle. Pour faire bref, hormis la reconnaissance du Portugais Magellan aux îles Marianne (en 1521) où l'évangélisation par les catholiques est liée à celle des Philippines, et quelques incursions des aumôniers des grands navigateurs espagnols ou portugais, les premiers chrétiens à propager leur foi dans le sud de cette région seront les protestants anglo-saxons.

 Au début du XIXème siècle l'établissement des églises chrétiennes en Australie va de pair avec l'implantation de population d'origine européenne, en majorité des protestants des îles britanniques, mais aussi nombre d'irlandais catholiques qui constitueront le point de départ du diocèse de Sydney puis des autres diocèses d'Australie. Il faut évoquer ici la figure de Mgr John Bede Polding, né en 1794 à Liverpool, bénédictin à Downside, Stratton, maître des novices puis sous-prieur de son monastère, ordonné évêque à Londres en 1834, il reçut d'abord la charge du vicariat apostolique de Nouvelle Hollande (l'ancien nom de l'Australie) et de la Terre de Van Diemen (terme désignant la Tasmanie). Lorsque des renforts arriveront et qu'il sera possible de découper les premiers diocèses suffragants, Mgr Polding deviendra archevêque de Sydney jusqu'à sa mort en 1877.

 S'il fallait retenir un seul nom parmi ceux qui ont eu un rôle déterminant pour engager l'Église Catholique dans l'évangélisation de l'Océanie j'aimerais avancer celui d'un moine ermite de l'ordre des camaldules, Dom Maur Capellari qui devint Cardinal, préfet de la Congrégation Romaine pour la Propagation de la Foi, c'est à dire de l'organisme pontifical chargé à Rome des missions à l'extérieur; il le fut de 1827 jusqu'au 2 février 1831 où, contre toute attente, il fut élu Pape et prit le nom de Grégoire XVI. Le Cardinal Capellari, puis le même devenu Pape, ne cessera de chercher, de trouver et d'encourager des missionnaires pour répondre à l'ordre du Seigneur aux apôtres dans la finale de l'Évangile de Saint Matthieu: "19 Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, 20 et leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit. Et voici que je suis avec vous pour toujours jusqu'à la fin du monde." (Mt 28, 19-20).

 Déjà, la congrégation des Pères des Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie, dite encore des Pères de Picpus, d'après le nom du quartier de Paris où ils habitaient, fondée par le Père Marie Joseph Pierre Coudrin, approuvée par Rome en 1817, accepte, en 1825, la charge de la Préfecture Apostolique des Iles Sandwich c'est à dire des Iles Hawaii. Leur premier groupe de 6 missionnaires part de Bordeaux le 20 novembre 1826, ils établissent une base qui leur servira de relais par la suite à Valparaiso du Chili qu'ils ont atteint le 8 février 1827 après avoir doublé le cap Horn. Puis via le Pérou et le Mexique ils atteignent Hawaï où ils célébrent leur première messe sur place le 14 juillet 1827. Ils prendront ensuite la charge du Vicariat Apostolique de l'Océanie Orientale créé en 1833, lequel sera scindé en deux vicariats: Tahiti et les vastes archipels qui en dépendent Gambier, Tuamotu etc. d'une part et les lointaines Iles Marquises d'autre part.

 Rome cherche alors un autre groupe missionnaire auquel confier un nouveau vicariat apostolique englobant l'Océanie Occidentale; région immense comprise entre l'Australie et la ligne de changement de date, plus l'Archipel des Navigateurs c'est à dire Samoa. Il se trouve que les Père Maristes, formant la branche sacerdotale de la Société de Marie fondée à Lyon par le Père Jean-Claude Colin, recherchent à ce moment leur approbation comme congrégation internationale de droit pontifical. L'acceptation, en principe, de la responsabilité de cette nouvelle mission en Océanie par la Société de Marie est rapidement suivie, le 29 avril 1836 de l'approbation pontificale tant recherchée. N'oublions pas, en effet, que le Pape Grégoire XVI était l'ancien préfet de la Congrégation romaine chargée des Missions.

 De fait le premier groupe mariste sous la conduite de Mgr Jean-Baptiste Pompalier embarque le 24 décembre 1836 au Havre, ils doublent le cap Horn et arrivent le 28 juin 1837 à Valparaiso, les conditions de navigation sont particulièrement éprouvantes, déjà le Père Bret est mort au cours de la traversée en plein Atlantique. Avec l'aide des Pères de Picpus déjà installés à Valparaiso ils organisent leur traversée du Pacifique et arrivent à la conclusion qu'il est préférable désormais de prendre la route de l'Orient pour gagner leurs missions, ce que feront les maristes suivants en établissant leur propre base, une Procure des Missions des Iles en Australie, à Hunters Hill près de Sydney. Le premier groupe missionnaire est d'abord repoussé par les protestants de la très active London Missionary Society (LMS) déjà installés à Vavau de Tonga, l'accueil est un peu meilleur à Wallis où la première messe est célébrée à Mua le 1er novembre 1837 et l'évêque décide de laisser, sous la protection de Lavelua, le roi de Wallis, le Père Pierre Bataillon et le Frère Joseph Xavier Luzy pour commencer la mission. Huit jours plus tard, il dépose de la même manière le Père Pierre Chanel et le Frère Marie Nizier à Futuna avant de continuer sur Sydney et enfin l'île du Nord de la Nouvelle-Zélande où il commencera lui-même en janvier 1838 la mission auprès des maoris. Pendant ce temps-là, le Père Chanel n'obtient pas de résultats visibles à Futuna, pire encore, il sera mis à mort le 28 avril 1841 et deviendra ainsi le premier martyr d'Océanie.

 Le Père Colin, Supérieur Général de la Société de Marie, dont les œuvres naissantes ont pourtant besoin de personnel, n'hésite pas à préparer de nouveaux groupes missionnaires pour prendre en charge les vicariats apostoliques que Rome continue à subdiviser selon une méthode qui a fait ses preuves: confier un espace immense au groupe missionnaire qui va partir dans l'inconnu, de sorte qu'ils jouissent de la plus grande liberté possible pour leur première installation sans qu'il y ait doute sur la juridiction qui leur a été attribuée, puis dès qu'ils auront rendu compte de la réussite de leur implantation, re-découper alors des vicariats de taille plus raisonnable et confier à nouveau le reste de l'espace à évangéliser au groupe missionnaire suivant. L'adage antique se vérifie à nouveau: "le sang des martyrs est une semence de chrétiens" les morts du Père Chanel à Futuna, du Frère Blaise Marmoiton à Balade, de Mgr Épalle et de ses compagnons aux îles Salomon seront suivies d'une floraison de communautés chrétiennes ferventes d'abord à Wallis, à Futuna et, plus tard, dans les autres îles.

 La congrégation des Missionnaires du Sacré-Cœur d'Issoudun fondée un peu plus tard, au milieu du siècle par le Père Jules Chevalier prendra le relais pour l'évangélisation de la Papouasie Nouvelle-Guinée, la partie nord de la Mélanésie, à la demande de Rome suivant la même logique, mais seulement en 1881. En effet, les tentatives successives des maristes dans cette région, une trentaine d'années auparavant, se sont terminées tragiquement par le massacre d'une partie des missionnaires puis le rappel des survivants pour renforcer in extremis la mission de Nouvelle-Calédonie dont les débuts ont été presque aussi difficiles. Les Pères de la Société des Missions de Milan envoyés par Rome en 1852 vont essayer de relayer les maristes en Mélanésie du Nord, mais affrontés aux mêmes difficultés, ils devront se retirer complètement au bout de deux ans.

 Enfin les temps sont venus pour que la mission se développe avec le Père Henri Verjus, les missionnaires du Sacré Cœur d'Issoudun prennent solidement pied en Papouasie à Yule Island au voisinage de l'actuel capitale Port-Moresby. Dès avant 1900, la mission aura pris son essor, non seulement en Papouasie à Yule Island marquée par la personnalité rayonnante de celui qui va devenir le Vicaire Apostolique de Papouasie, Monseigneur Alain de Boismenu, mais aussi en Micronésie aux Iles Gilbert, maintenant Kiribati, ces îles au raz de l'eau, si basses qu'elles disparaîtront si le niveau marin gagne un ou deux mètres. D'autres Missionnaires encore viendront travailler dans le champ de l'Évangélisation, Capucins, Franciscains, Dominicains, Jésuites , Missionnaires du Verbe Divin pour en citer seulement quelques uns…

 L'Évangélisation ne fut pas seulement le fait des prêtres, mais aussi des frères, des religieuses missionnaires ou locales, des catéchistes et bien d'autres laïcs qui, avaient compris qu'il leur revenait aussi de participer à la Mission en vivant à plein leur baptême et leur confirmation. Le vrai progrès spirituel se doit d'aller de pair avec le progrès humain dont il est une composante, de fait, les missions, et particulièrement les missions catholiques, ont joué en Océanie un rôle déterminant non seulement pour la sauvegarde des populations locales, ce que les historiens commencent enfin à mettre en évidence, mais aussi spécifiquement en faveur de la promotion de la femme, de l'éducation en général et de tout ce qui exprime la dignité de la personne humaine.

 Dès le milieu du XXème siècle, hormis dans quelques régions de la Mélanésie, on peut considérer que les missions chrétiennes ont fait connaître l'Évangile à l'ensemble de la population insulaire d'Océanie. Souvent cette première évangélisation s'est déroulée dans un contexte de compétitions entre catholiques et protestants. Depuis le Concile Vatican II le climat de l'œcuménisme a changé les relations entre les Églises dont la militance a dû trouver des sources plus profondes.  

 Le Synode spécial pour l'Océanie

Avec le Synode dont je vais parler maintenant, l'Église catholique prit l'initiative qui correspondait aux besoins spirituels de l'Océanie arrivée à un nouveau tournant de son développement.

Ce Synode spécial pour l'Océanie, célébré en novembre-décembre 1998 à Rome, mais largement préparé dans la région pendant les deux années précédentes, fut une occasion providentielle de prise de conscience proprement "océanienne" au niveau spirituel comme le furent dans la région, autour de l'an 2000, un certain nombre de manifestations collectives, festivals divers et jeux, au niveau culturel ou sportif.

 Parmi les sessions spéciales du Synode des Évêques, voulues par le Pape Jean-Paul II pour chacun des cinq continents, en prélude à l'entrée dans le troisième millénaire, l'Assemblée spéciale pour l'Océanie présente donc quelques caractéristiques remarquables, où plusieurs de ses handicaps furent, de fait, transformés en avantages.

 En premier lieu, la petitesse de la population de cette cinquième partie du monde, de l'ordre d'une trentaine de millions d'habitants comme on l'a dit, alliée à une extraordinaire dispersion dans l'étendue océanique sur environ 14.000 km d'Est en Ouest, avait fait suggérer d'annexer, pour l'organisation de ces synodes continentaux, l'Océanie à l'Asie. Or il se trouvait que, depuis quelques dizaines d'années, les quatre conférences épiscopales concernées, deux nationales (Australie, Nouvelle-Zélande) une bi-nationale (Papouasie Nouvelle-Guinée et les Iles Salomon du Sud) et enfin une régionale (CEPAC: en latin Conferentia Episcopalis Pacifici) regroupant les petites îles dispersées dans l'immensité de l'Océan Pacifique, avaient mis en place une structure leur permettant de se retrouver régulièrement. Et elles venaient même d'établir de manière stable une Fédération des Conférences Épiscopales d'Océanie (FCBCO : en anglais Federation of Catholic Bishops Conferences of Oceania).

 Le Cardinal Jan Schotte, secrétaire général du Synode des évêques à Rome fit spécialement le voyage jusqu'à Nouméa en mars 1996 pour rencontrer le Comité Exécutif de cette toute nouvelle FCBCO. Peu de temps après cette consultation, le Saint Père retenait définitivement l'hypothèse proposée, à savoir de continuer à considérer l'Océanie comme un continent à part entière; il y aurait donc un Synode spécial pour l'Océanie, comme c'était le cas pour l'Afrique ou l'Amérique. Cette décision fut pour beaucoup dans l'intérêt que les "océaniens" ont alors pris à leur synode. Ils se sont même sentis de plus en plus "océaniens" à partir de ce moment, chose étonnante dans le cas de certains évêques australiens davantage tournés auparavant vers les masses humaines du Sud-Est asiatique ou de l'Océan Indien que vers les petites Iles clairsemées de l'Océan Pacifique. De plus le rappel du symbolisme des cinq anneaux, qui représentent explicitement les cinq continents sur le drapeau olympique, constitua un argument imparable dans le contexte de la préparation des jeux olympiques de Sydney 2000.

 En deuxième lieu, le petit nombre des diocèses d'Océanie environ 80 au total dont la moitié en Australie, conduisit à proposer que la participation au Synode spécial pour l'Océanie serait offerte à la totalité des évêques en activité dans la région alors que, pour les autres continents, il avait fallu mettre en œuvre un dispositif un peu abstrait de délégation représentative, à raison de 1 pour 5 à 1 pour 20 en moyenne, désignée dans le cadre des conférences épiscopales. De la même manière et pour tenir compte des difficultés de communications et du peu d'équipement des conférences épiscopales insulaires, il fut convenu que les apports remonteraient directement des diocèses vers le Secrétariat du Synode à Rome sans transiter par l'intermédiaire des secrétariats des conférences épiscopales. Il s'en est suivi une participation accrue, non seulement des évêques mais encore des prêtres, des fidèles religieux et laïcs que leurs évêques, directement concernés, avaient largement invités à participer à la préparation du synode. A titre d'exemple le premier document de travail du Synode, les Lineamenta, habituellement exploré seulement par un public restreint et spécialisé de membres du synode et d'experts hautement qualifiés, fut, dans ce cas, largement diffusé dans la région non seulement dans les langues d'édition, l'anglais et le français, mais encore dans des traductions et adaptations en langue locale. Le thème présenté dans ce document fut particulièrement bien reçu: “ Jésus Christ: Suivre son Chemin, Proclamer sa Vérité, vivre sa vie: Un appel pour les Peuples d’Océanie ”.. De la même manière le document résultant des premières réponses, l'Instrumentum Laboris, qui est vraiment l'ordre du jour du Synode fut, lui aussi, largement diffusé et, en tant que présentation synthétique de la situation humaine de l'Océanie, il retint l'attention d'observateurs même en dehors des cercles ecclésiastiques.

 En troisième lieu, le déroulement de l'assemblée du Synode à Rome en fin 1998, fut mémorable pour tous les participants, environ 150 au total. Évêques, experts, invités et observateurs venus d'Océanie, heureux de se retrouver cette fois-ci à Rome mais qui, pour la plupart, se connaissaient déjà dans le cadre de la FCBCO, représentants de la curie romaine en nombre délicatement limité pour ne pas submerger les précédents venus de l'autre bout du monde, tous ont travaillé dans un climat de confiance et de simplicité qui semble n'avoir pas déplu au Saint Père lui-même qui ne manqua aucune séance plénière, écoutant chacun avec attention et patience, quelquefois même avec une pointe d'étonnement. Un peu de couleur locale des Iles, introduite dans les messes pontificales d'ouverture et de clôture fit bien froncer quelques sourcils qui ne tardèrent pas à se rallier au sourire du Saint-Père, - la solennelle basilique Saint Pierre en avait vu d'autres…- L'atmosphère de fraternité évangélique et d'universalité chrétienne gagna jusqu'aux observateurs œcuméniques des autres Églises.

 Citons seulement l'adresse du message final adressé par le synode :

"Au peuple de Dieu dans les îles du Pacifique, en Nouvelle-Zélande, en Australie, en Papouasie-Nouvelle-Guinée et dans les îles Salomon".

Très chers frères et sœurs dans le Christ,

Nous, évêques catholiques de tradition latine et orientale, délégués fraternels et autres membres du Synode, nous avons été invités par le Saint-Père à Rome pour échanger avec lui au cours de cette Assemblée Spéciale pour l'Océanie. Nous avons prié, étudié et réfléchi en commun sur différentes questions concernant l'Église catholique dans nos pays et dans le monde. Le Pape Jean-Paul II a écouté avec beaucoup d'attention toutes les sessions et, lui ayant confié les fruits principaux de notre travail, nous attendons sa réponse".

 La réponse attendue devrait prendre la forme solennelle d'une exhortation apostolique dont le titre avancé, par analogie avec "Ecclesia in Africa" et "Ecclesia in América" serait "Ecclesia in Oceania". Le synode a recommandé que sa promulgation ait lieu, le moment venu selon les possibilités, en Océanie… Nouméa s'y prépare donc, malgré les obstacles (affronter un voyage long et fatiguant pour le Pape, éviter la saison à risques météorologiques des cyclones tropicaux du Pacifique Sud) … Les diocèses, les conférences épiscopales de la région et la FCBCO ont déjà mis à l'ordre du jour de leurs prochaines assises l'étude détaillée de cette exhortation post-synodale.

 L'Océanie se présente comme un résumé, un raccourci, du monde entier, depuis les tribus les plus ancrées dans une tradition millénaire que l'on peut rencontrer, par exemple, dans le "bush" Australien ou sur les plateaux de Nouvelle-Guinée jusqu'à la modernité la plus futuriste des quelques grandes villes australiennes qui regroupent la majeure partie de la population. La Nouvelle-Calédonie au milieu de cette Océanie représenterait presque le résumé du résumé océanien, caractérisée par une faible densité de peuplement, une population jeune et composite, un avenir à construire, et traditionnellement une simplicité de vie alliée à un sens de l'accueil qui rappelle, dans un contexte tout différent, l'hospitalité coutumière des populations vivant dans les déserts, là où il n'est pas nécessaire d'expliquer, qu'en matière de survie, la pratique de la solidarité est plus importante, et aussi plus efficace, que la compétition.  

Quelques faits récents d'expérience chrétienne

Dans cet univers océanien que nous avons esquissé à grands traits et plus précisément en Nouvelle Calédonie, parce que c'est ce que je connais le mieux, je voudrais maintenant vous rapporter des faits dont j'ai été le témoin attentif, qui m'ont paru significatifs de l'expérience chrétienne “ à la manière de l’Océanie ”. D'abord ce qu'on a appelé le pardon de Mahamate le 25 décembre 1993, puis deux exemples de mise en pratique de l'esprit du Jubilé de l’An 2000 .

 Dans le contexte socio-politique de Nouvelle-Calédonie, après les évènements violents de 1984 à 1988 qui rendaient l'expression de l'expérience chrétienne bien délicate mais plus encore nécessaire nous avons essayé de procéder à cette "purification de la mémoire" que le Pape Jean Paul II a si bien expliqué par la suite dans le contexte du Grand Jubilé de l'an 2000.

 L'occasion à saisir fut le 150ème anniversaire de la célébration de la première messe célébrée sur la terre de Nouvelle-Calédonie. De longues et prudentes démarches d'approches coutumières impliquant prêtres, religieux, catéchistes, et laïcs et l'inscription dans un programme de deux Années de Renouveau Spirituel et Pastoral de tout le diocèse permirent d'organiser, entre autres choses, deux rassemblements diocésains d'importance. Le premier pour la messe du jour de Noël 1993 à Balade au Nord-Est de la Grande Terre, dans un bord de mer assez désert, écrasé du soleil de l'été tropical où s'était rassemblée une foule de 4 à 5.000 personnes y compris les plus hautes autorités politiques, administratives, militaires, coutumières et religieuses du Territoire. Les chefs de l'endroit avaient souhaité que j'arrive par la mer sur un bateau pêche manié à la voile par les gens de Belep. Ils m'attendaient sur la grève d'où ils s'avancèrent dans l'eau vers le bateau pour me mener à terre et un prêtre mélanésien fit un geste coutumier d'offrande et pris la parole en disant: "Celui qui est responsable de notre communauté chrétienne, notre évêque pose les pieds sur cette place de Mahamate comme Monseigneur Guillaume Douarre il y a 150 ans. L'offrande de ce bâton de tabac c'est pour vous dire bonjour, et aussi, que notre évêque a quelque chose d'important à vous communiquer aujourd'hui".

 Alors je pris, moi-même, la parole disant: "Frères et Sœurs dans le Christ,  Ainsi que je l'ai expliqué plus longuement ailleurs… avec le développement des sciences humaines et la meilleure mise en valeur des cultures locales durant les dernières décennies, nous avons d'avantage conscience que nos anciens de l'originalité de chaque peuple et du fait de l'avancé de la réflexion théologique, nous percevons mieux la nécessité qu'il y a d'inculturer l'Évangile, même si nous balbutions encore sur la manière de le faire concrètement dans notre liturgie et dans nos modes d'expression religieuse.

Cette prise de conscience nous invite à reconnaître les torts faits au peuple mélanésien dans la souffrance et les injustices dont furent victimes leurs ancêtres contraints d'abandonner de fait une part de leur culture. C'est l'Évangile lui-même qui nous conduit à demander pardon.

Le geste que voici présenté sur ce rivage où eut lieu la première rencontre autrefois, mieux que les paroles toujours insuffisantes qui l'accompagnent, est donc, en ce jour solennel, l'expression marquée du respect qui convient pour cette démarche".

 Et voici qu'en réponse à ce geste, les gens de Balade et de la région ont dansé un pilou d'accueil, mené par André, un grand chef du Nord qui proclama, tout en dansant: "A travers vous, c'est le Christ qui est venu, qui reste et qui restera… Dieu créateur est roi du monde entier, des pays européens comme du pays canaque… Nous aussi nous avons à demander pardon à l'Église pour tout ce que vous savez, et ce que nous savons… et aussi parce qu'aujourd'hui les églises sont vides, hier elles étaient pleines… Le pardon, ce sont des hommes qui en ont besoin et qui doivent se le donner… La vérité c'est le Seigneur, dont voici la Croix, le peuple Canaque est sauvé ainsi que le monde entier".

 Après ce temps fort de réconciliation au niveau local, il fut possible de convier des invités de l'extérieur pour le deuxième grand rassemblement diocésain qui servit de clôture au Temps de Renouveau Spirituel et Pastoral. Une grande célébration, à la fois pèlerinage et fête populaire, au lieu dit "Téné", un champ de foire agricole au centre de la Grande Terre pour la Pentecôte 1994, le Cardinal Jean Margéot était le représentant personnel du pape, les Cardinaux Jean Marie Lustiger, archevêque de Paris, et Edward Clancy, archevêque de Sydney, les membres de la CEPAC, la conférence épiscopale du pacifique, et beaucoup d'autres invités étaient venus d'Océanie et d'Europe se joindre à la foule multicolore de plus de 13.000 personnes qui les attendait sur place. En ce jour de Pentecôte toujours nouvelle, une grande banderole fixée au-dessus du podium donnait l'orientation: Évangélisation 2000. Et les jeunes ont gardé le souvenir de ce qu'ils appelèrent "super-Téné".

 Plus récemment, c'était l'an passé à Ouvéa. Chacun se souvient des drames profonds qui ont secoué cette île dans les années 1980, des déchirements ravivés entre partis, entre communautés, entre tribus, entre clans, entre familles, et même à l'intérieur des familles. Il s’en est suivi des traumatismes durables, de ces blessures qui guérissent seulement avec beaucoup de temps et en puisant aux meilleures sources. Il fallait faire comprendre à tous que les murs des séparations ne montaient pas jusqu'au ciel. Sans doute le travail pastoral n’est pas fini, il ne l’est jamais ; mais les responsables religieux locaux étaient les seuls à pouvoir prendre l'initiative qui a porté des fruits après plus d’une dizaine d’années d’attention des deux communautés chrétiennes, catholiques et protestants, de l’île sans oublier les démarches impressionnantes faites durant cette période par des représentants des familles des victimes des évènements, tant du côté des gendarmes de Fayaoué que de celui des gens d'Ouvéa. La célébration du passage du livre de la Parole, la Bible, a été l’occasion de célébrer une vraie étape de réconciliation dans l’esprit du Jubilé. J’en fus moi-même le témoin et pour une petite part l’acteur lorsqu’un dimanche matin du mois de mai 2000, nous nous sommes retrouvés devant la grande église de Saint Joseph d’Ouvéa, catholiques et protestants réunis.

Ce dimanche matin dans toute l’île, il avait été décidé que l'ensemble des autres églises, des chapelles et des temples seraient fermés car un évènement important pour tous devait avoir lieu à Saint Joseph.

Chacun avait dans le cœur la Parole de Jésus dans l'Évangile selon St Matthieu: “ 23 Quand tu présentes ton offrande à l'autel, si là, tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, 24 laisse là ton offrande, devant l'autel, et va d'abord te réconcilier avec ton frère; puis reviens, et alors présente ton offrande. (Mt 5, 23) ”.

C’est bien ce qui fut fait ce jour-là, les porte-paroles qualifiés protestants et catholiques ont échangé, au nom de tous car ils étaient les seuls à pouvoir le faire à ce moment, les paroles et les symboles coutumiers de réconciliation puis, ensemble, ils sont entrés dans l’église magnifiquement décorée pour continuer la célébration. Après une telle mise en route la "Marche de la Parole" se poursuivit à pied, de jour et de nuit, sous le soleil ou la pluie, suivant un itinéraire développé d'environ 1.400 kilomètres traversant toutes les paroisses du diocèse, regroupant catholiques et protestants également fiers de porter la Parole.

 Et encore un peu plus tard, au milieu de l’année 2000, l’équipe d’aumônerie de la prison de Nouméa, connu sous le nom de Camp Est, avait organisé la célébration du Jubilé du monde des prisons. Trois jours successivement, dans trois secteurs distincts, pour des raisons de sécurité, nous avons célébré le Jubilé avec les détenus. La Marche de la Parole que j’évoquais tout à l’heure n'avait pu, pour des raisons évidentes, passer par le Camp Est, elle fut improvisée, dès le premier jour, pendant la messe juste avant la proclamation de l’Évangile. Une procession étonnante le long des grands murs blancs dans la cour de la prison de l’Ile Nou, cette trop célèbre "île de l’oubli" du vieux bagne de Nouvelle-Calédonie. Tous les détenus présents ont suivi, ils avaient les larmes aux yeux en se rendant compte qu'eux aussi pouvaient participer à "la Marche de la Parole" et les gardiens de l’autre côté des grilles et du haut du mirador n’étaient pas les moins surpris à la vue de ce spectacle.

 Après la messe, un solide goûter, avec gâteaux et sodas, préparés pour l’occasion, avait été apporté pour les prisonniers. Et tout naturellement les détenus ont partagé entre eux et avec leurs visiteurs de l’équipe d’aumônerie. Mais j’avais également remarqué qu’ils mettaient de côté dans un carton des gâteaux et des bouteilles de soda… Dans un premier temps, j’avais supposé qu’il s’agissait de la part qu'ils réservaient à l'intention de camarades détenus, absents à ce moment pour quelques raisons. Mais je fus vraiment édifié, au meilleur sens du terme, par ce que j’appris seulement quelques semaines plus tard lors d'une autre célébration, bien loin de là, à Ouvéa encore. Les détenus avaient mis de côté, spontanément, une part réservée pour leurs gardiens, les surveillants de la prison…

 Qu'en ce temps de Carême, l'Esprit Saint nous inspire les gestes de conversion personnelle et collective qui feront de nous de meilleurs témoins de l'Évangile du Salut. Suivons avec confiance l'exemple de Notre Dame, honorée en cette cathédrale au cœur de Paris tout comme elle l'est en Océanie sous le vocable de "Notre Dame de Paix", "Maria no te Hau", qu'elle continue de nous montrer le chemin pour suivre son Fils Jésus, le Christ notre Frère, que nous puissions être ses témoins dans le siècle qui s'ouvre.

Amen.